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L’état dans lequel se trouvaient les moteurs de l’hydravion avait plongé, on s’en doute, les trois amis dans un abîme de perplexité. En vain, Morane et Ballantine, dont les connaissances en mécanique étaient grandes, devaient-ils tenter de trouver une explication à cette mystérieuse et irrémédiable panne qui les immobilisait définitivement. Jamais ils n’avaient rien vu de semblable et, malgré tous leurs efforts, ils ne purent trouver l’origine de ces avaries simultanées. Il y avait eu ce brusque arrêt en plein ciel, le bloquage des moteurs, puis la chute freinée acrobatiquement par Bob, et enfin la longue glissade sur les eaux du lac. C’était tout ce qu’ils savaient…
Plus que la panne elle-même, les circonstances dans lesquelles elle s’était produite inquiétaient Clairembart, qui hochait sans cesse la tête, en faisant la grimace.
— Je n’aime pas ça du tout ! avait-il murmuré à différentes reprises. Je n’aime pas ça du tout !
— Si vous croyez que nous aimons cela, professeur ? dit Bill. Si le commandant n’avait pas fait des miracles, nous serions tous trois au fond du lac à l’heure actuelle, avec des petits poissons dans la bouche… »
Bob Morane s’était mis à rire.
— Oui, et des petits poissons qui n’auraient rien de commun avec une bonne bouillabaisse à la pescadou…
— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, fit le savant. Je trouve étrange, tout simplement, qu’un accident aussi inexplicable soit survenu au moment même où nous allions atteindre le refuge de Ming…
— Pensez-vous réellement, professeur, demanda Morane, que tout ceci soit le fait de l’Ombre Jaune ?…
— S’il s’agissait d’une panne normale, répondit Clairembart, je pourrais garder des doutes, mais dans ce cas… À mon avis, il doit s’agir d’une diablerie de Monsieur Ming…
— Mais puisqu’il est mort ? dit Ballantine.
— Nous n’avons jamais cru de façon définitive à sa mort, Bill, ne l’oublie pas, fit remarquer sentencieusement Morane. Et puis, même mort, il peut encore se révéler dangereux. Cet accident, auquel nous n’avons échappé que de justesse, peut fort bien, comme le craint le professeur, faire partie de son… héritage…
Pendant une dizaine de secondes, aucune nouvelle parole ne fut échangée entre les trois amis, comme si, chacun de son côté, ils posaient la situation. Ce fut le professeur Clairembart qui, le premier, rompit le silence.
— Reste à savoir si nous continuons ou si nous rebroussons chemin…
Bob Morane haussa les épaules avec fatalisme.
— Rebrousser chemin ? fit-il. Comment le pourrions-nous, puisque nous sommes privés de tout moyen de regagner Nagaï Parkar… pour le moment du moins…
— Et le canot pneumatique ? demanda Ballantine.
— Il n’a pas de moteur, répondit Bob, et à la rame il nous faudrait des jours pour sortir de ces marécages…
— Et si nous envoyions un message radio à Hyderabad ? risqua Clairembart. L’hydravion possède un poste émetteur-récepteur… On viendrait nous recueillir…
— Cela pourrait se faire, évidemment, mais je suis d’un avis contraire. Nous ne sommes pas venus ici pour rebrousser chemin au premier pépin, mais pour récupérer l’héritage de l’Ombre Jaune. Cela vaut d’affronter quelques dangers…
De la main, Morane désigna la grande île, occupant le centre du lac, et qui n’était qu’à quelques kilomètres – trois au maximum – de l’endroit où s’était posé l’appareil. Le Français continua :
— Il nous faudra une heure peut-être, deux au maximum, pour atteindre l’île. Je crois que, si je devais reculer si près du but, j’en ferais une maladie… Quoi qu’il arrive, nous avons des armes et sommes de taille à nous défendre…
Au fond d’eux-mêmes, ses amis pensaient comme lui. C’étaient des hommes d’action, et il n’en fallait pas davantage pour les convaincre.
— Le commandant a raison, dit Ballantine. Ce serait trop bête de rebrousser chemin maintenant… N’est-ce pas votre avis également, professeur ?
Aristide Clairembart approuva à son tour, mais d’une façon un peu détournée. Il tirailla pendant quelques secondes sa barbiche de chèvre, puis il dodelina de la tête, pour finir par dire, du bout des lèvres, comme si ses paroles lui étaient arrachées :
— De toute façon, que je sois de cet avis ou non, vous êtes deux contre moi seul… La majorité l’emporte… Continuons donc à nous lancer tête baissée dans cette maudite aventure…
Morane se frotta les mains.
— Nous allons commencer par ancrer l’hydravion de façon à ce qu’il ne dérive pas et que nous puissions le retrouver le cas échéant. Ensuite, nous gonflerons le canot pneumatique, le chargerons d’armes et de vivres et gagnerons l’île, but de notre expédition…
La première partie de ce plan fut menée à bien, et l’appareil put être ancré sans la moindre difficulté. Pourtant, quand il s’agit d’extraire le canot pneumatique de la soute de l’hydravion, il en alla tout autrement ? Non que ledit canot brillât par son absence. Il était bien là, au contraire, enfermé dans un grand sac de caoutchouc synthétique. Mais, quand on voulut déplacer le sac en question, Ballantine, qui s’était glissé le long de la cloison pour dénouer les liens d’arrimage, Ballantine donc poussa une exclamation et se recula soudain, comme s’il venait d’apercevoir un serpent d’une espèce particulièrement venimeuse.
— Eh ! jeta-t-il. Il y a quelqu’un là derrière…
— Quelqu’un ? fit Morane. Tu auras rêvé, mon vieux…
Le géant secoua la tête.
— Parole, commandant !… J’ai vu bouger quelqu’un… Une forme humaine… Parole !…
Rapidement, Bob Morane tira un lourd automatique de l’étui qu’il avait fixé, quelques minutes plus tôt, à sa ceinture. Il pointa le canon de l’arme vers l’espace compris entre le sac et la cloison de la soute, tout en criant :
— Sortez de là !… Et je vous préviens qu’au moindre geste suspect je n’hésiterai pas à faire feu… Cette menace n’eut aucun écho, et Bob répéta :
— Sortez de là ! Vous m’entendez, sortez de là !…
Quelque chose bougea cette fois, et quelqu’un se glissa entre le sac et la cloison, pour se redresser bientôt tout à fait. Bob Morane et Bill Ballantine reconnurent aussitôt qu’il s’agissait d’une femme. D’une jeune fille plutôt. Une jeune et jolie jeune fille, celle-là même qu’ils avaient rencontrée la veille, à Nagaï Parkar…
Car la passagère clandestine n’était autre que la toute charmante Cynthia Paget.
La jeune Américaine se tenait à présent hors de la soute. Elle secoua sa chevelure fauve, sourit et dit :
— Bonjour, messieurs…
Aristide Clairembart était venu rejoindre Bob Morane et Bill Ballantine et tous trois considéraient Miss Paget sans mot dire. Elle répéta :
— Bonjour, messieurs…
— Je croyais… commença Morane. Elle l’interrompit, en disant :
— Vous croyiez avoir refusé de me permettre de vous accompagner, commandant Morane… Je sais cela, car je n’ai pas la mémoire courte. Mais voilà, je devais absolument venir dans le Koutch, et je me suis dit : « Puisqu’on ne veut pas de moi comme passagère payante, je vais me faire passagère clandestine… » Je me suis introduite au cours de la nuit dans votre appareil, et vous connaissez la suite…
Bill Ballantine poussa un grognement.
— La suite !… La suite !… Vous savez quelle serait la suite, ma p’tit’demoiselle, si je n’étais pas un gentleman ?… Je vous flanquerais une bonne fessée… Vous la méritez bien… Bob Morane avait souri.
— De toute façon, ta fessée serait inutile, Bill… Miss Paget s’est punie elle-même…
Le Français s’inclina légèrement et continua, à l’adresse de l’Américaine :
— Si vous voulez nous accompagner au-dehors…
Ils se retrouvèrent tous sur l’aile, et Morane désigna à la jeune fille l’étendue des marais, à perte de vue, et où le soleil, encore bas, commençait à jeter ses micassures.
— Voilà votre punition, dit encore le Français à l’adresse de Cynthia Paget. L’hydravion est en panne, sans que nous puissions réparer l’avarie, et nous sommes prisonniers de ces marécages, et vous avec nous…
Elle secoua la tête et se mit à rire.
— Dites plutôt que je suis arrivée à destination… – Elle tendit le bras en direction de l’île, au centre du lac. – C’est là que je vais. Et vous aussi… Je vous ai entendu parler, vos amis et vous…
Bob Morane et ses compagnons échangèrent de brefs regards, chargés de surprise.
— Et pouvez-vous nous dire ce que vous allez faire sur cette île ? interrogea Bob à l’adresse de la jeune fille.
Elle secoua la tête, ce qui fit voler ses cheveux d’un blond feu.
— Je ne puis vous répondre… De toute façon, je suis certaine que vous-mêmes vous ne me répondriez pas si je vous posais la même question.
— Nous allons chasser le tigre, nous vous l’avons dit déjà, fit Morane.
Un sourire narquois plissa les lèvres de Miss Paget.
— Eh bien ! puisqu’une confidence en appelle une autre, disons que, moi, je vais chasser la panthère…
Que répondre à cela ? S’il s’était agi d’un homme, les trois amis se seraient arrangés pour lui tirer les vers du nez, car il aurait pu présenter pour eux un danger réel, comme complice éventuel de l’Ombre Jaune. Pourtant, il s’agissait d’une femme, et ils se sentaient un peu désarmés devant elle. D’autre part, Bob ne la croyait pas complice de Monsieur Ming. Pourtant, pouvait-on jamais savoir ?… Brusquement, Morane prit une décision.
— C’est très bien, miss, dit-il. Puisque vous voulez vous rendre sur cette île, vous nous accompagnerez. Mais je vous préviens : vous serez surveillée à chaque instant. Au moindre geste suspect…
— Vous me romprez ma fragile nuque entre vos grosses mains, enchaîna Cynthia. Est-ce bien ce que vous voulez dire, commandant Morane ?
— Vous rompre la nuque ? dit à son tour Ballantine. Ce serait une punition trop expéditive… Nous vous pendrions plutôt par les cheveux à une branche d’arbre, juste au-dessus d’un nid de guêpes…
Pas plus que la précédente, cette menace – toute gratuite également d’ailleurs – ne parut porter. Le professeur Clairembart, que l’âge rendait sans doute plus sage, rappela ses amis à la réalité.
— Discuter ne sert à rien, dit-il. Si nous voulons avoir visité l’île avant la nuit, et peut-être en être revenus, il nous faut mettre les bouchées doubles. Je propose de gonfler le canot sans retard et de nous mettre en route…
Il en fut fait comme l’archéologue avait dit et, une heure plus tard, le canot pneumatique gonflé et chargé, on put s’élancer sur les eaux calmes du lac.